3.
La première fois que j’ai vu Jessica Renton, c’était pendant l’exercice d’alerte aérienne. C’était vers la fin du deuxième semestre, au printemps. Il faisait chaud dehors quand on est allé du bâtiment principal au préfa. Le préfa c’est comme une sorte de petite maison, derrière l’école, où y a les deuxièmes. J’étais en deuxième à ce moment-là.
(Le préfa sent comme une odeur, ça me plaît pas comme arôme. Le préfa est tout petit pour un bâtiment. Il n’y a que deux classes dedans. J’étais dans une. Jessica était dans l’autre. Je ne l’avais jamais remarquée avant l’exercice d’alerte aérienne.)
L’exercice d’alerte aérienne, c’est dix coups de cloche très courts. C’est très effrayant pour les enfants. Il y a des règles. On doit se mettre en rang par deux. On doit tirer les stores pour que les Russes y savent pas qu’on est là pour nous tuer. Ensuite on doit aller au bâtiment principal dans le calme. Là on doit s’aligner le long des casiers dans le hall et s’asseoir par terre et éteindre toutes les lumières et chanter God Bless America (Dieu bénisse l’Amérique). Ça fait très, très peur.
Les deux classes de deuxième étaient en rang devant le préfa, en attendant d’aller dans le bâtiment principal. Y avait pas de bavardage. (C’est une autre règle.) Tout le monde avait les trouilles pasque peut-être qu’il allait y avoir des bombes. J’avais les trouilles seulement personne ne le savait. Je suis un bon acteur, moi personnellement je trouve.
Et puis quelqu’un a parlé.
— Je rentre chez moi, hein, mademoiselle Young.
C’était une fille. Elle était brune, sans nattes (mais avec des barrettes, tout de même). Elle était là, un peu penchée, comme ça, les mains dans le dos, comme si elle faisait du patin à glace.
— Je viens de me dire qu’il fallait vous prévenir, pasque moi, je vais rentrer.
Mlle Young a dit :
— Jessica, veux-tu me faire le plaisir de rentrer dans les rangs ! On ne parle pas pendant un exercice d’alerte aérienne.
— Non, a dit Jessica. Je rentre chez moi – et elle a commencé à marcher.
Mlle Young était très fâchée. Elle a crié :
— Jessica, reviens ici tout de suite !
Jessica s’est arrêtée et elle s’est retournée. Elle est revenue et elle est allée devant Mlle Young et elle lui a parlé très doucement :
— Mademoiselle, si y va y avoir des bombes, je veux être chez moi avec mes parents. C’est là que je vais.
Mlle Young elle disait plus un mot. Elle restait là comme ça devant Jessica qui la regardait le nez en l’air. La robe de Jessica était rouge et très douce, ça se voyait qu’elle était douce rien qu’à la regarder. (Je suis fort pour regarder. J’ai le sentiment que la robe de Jessica était vraiment douce.)
Mlle Young regardait Jessica.
— Ce n’est pas une alerte aérienne, Jessica. C’est seulement un exercice, un entraînement. Il n’y aura pas de bombe. Ce sera fini dans quelques minutes, aucun besoin de rentrer chez soi. Remets-toi en rang s’il te plaît.
Jessica n’a pas bougé, même pas, rien du tout. Moi j’ai cru qu’elle allait se mettre à pleurer ou à – mais rien. Elle a parlé sans bouger.
— Vous savez, mademoiselle, j’avais très peur pasque je croyais que c’était dangereux. Mon papa va construire un abri dans la cave. Il l’a vu dans un journal, J’ai cru que c’était une vraie alerte aérienne. Je trouve que ce n’est pas bien de faire peur comme ça à des enfants.
Mademoiselle a pas dit de réponse mais Jessica est restée devant elle très longtemps, et quand les cloches ont sonné la fin de l’exercice d’alerte aérienne, elle était toujours debout au même endroit. Je l’ai regardée. Elle est restée jusqu’à ce que tout le monde soit parti. Elle était toute seule. Alors, vraiment lentement, elle a pris le bord de sa robe dans ses mains et elle a fait un grand tour et une révérence.
C’était ça la première fois que j’ai vu Jessica Renton.